INTERVIEW - Claude Fischler, sociologue, directeur de recherche au CNRS, a interrogé plus de 2000 Français sur leurs habitudes alimentaires. Il constate une «francisation» inattendue.
Qu'est-ce qui vous a le plus frappé dans les réponses des personnes que La continuité de l'attachement des Français à leur modèle alimentaire. Et le fait que les différences, avec les Américains notamment, se sont accrues, contrairement à ce à quoi l'on pouvait s'attendre dans un contexte de mondialisation croissante. Une différence frappante par exemple repose sur la consommation de suppléments vitaminés. Les Américains en sont très friands, y compris leurs médecins, alors que les Français affichent une certaine méfiance à leur égard, comme pour tous les médicaments en général. Ils privilégient l'apport de vitamines par les aliments plutôt que par gélules et sachets, et cette tendance s'est accrue en 2011. De la même manière, leur attachement aux repas à horaires fixes persiste et ils sont de plus en plus nombreux à réprouver les «snacks» et le grignotage. Vous soulignez également l'importance de la dimension conviviale du repas pour les Français. En effet. Pour mesurer cela, nous avons mis les personnes dans la situation où elles dîneraient au restaurant avec deux amis du même sexe. Trois scénarios étaient proposés pour régler l'addition : chacun paie exactement ce qu'il a consommé, l'addition est divisée en trois parts égales, ou une personne paie pour tout le monde. En 2002 déjà, les Français optaient à 56% pour le partage en trois parts égales. Cette tendance s'est accentuée en 2011 ( 63%). Cela montre que les gens ne paient pas seulement pour ce qu'ils mangent, mais aussi pour le plaisir de partager un moment avec leurs amis, contrairement aux cultures anglo-saxonnes. Les habitudes n'ont donc pas vraiment changé ? Il y a tout de même des petites érosions. On a ainsi constaté qu'une certaine part de la population, plutôt des hommes jeunes, se rapprochent d'une conception de l'alimentation «fonctionnelle», utile, à l'anglo-saxonne. On s'éloigne en cela de ce qui fait la spécificité des Français, pour qui le plaisir de manger n'est pas coupable, il est au contraire essentiel. Autre évolution, un enfant d'aujourd'hui se verra proposer plusieurs desserts au choix (fruit ou yaourt), éventuellement plusieurs entrées, même s'il ne viendrait à l'idée de personne de remettre en cause l'unicité du plat principal. On se bricole une convivialité du 21e siècle. Leur semble-t-il plus facile de mieux manger aujourd'hui ? La majorité des sondés (65 à 68%) restent persuadés que l'on mangeait mieux - en termes de qualité, de goût des produits et de pratiques alimentaires - il y a quarante ans. Les Français partagent avec les autres pays d'Europe une méfiance vis-à-vis des produits actuels, de plus en plus transformés, importés, d'origine mal définie. J'ai surnommé ça des Ocni - des objets alimentaires non-identifiés, qui donnent lieu à beaucoup d'inquiétude. Par ailleurs, la multiplication de l'information sur ce qu'il faut, ou pas, manger, donne le sentiment d'une cacophonie, de plus en plus fortement et douloureusement ressentie. * L'étude «Manger : mode d'emploi, évolution des comportements alimentaires pendant la dernière décennie» a été publiée par la Fondation Nestlé,
Ajouter un commentaire
|