Sous le regard de Charles Baudelaire
Un esprit fort et divin.....
Première partie de l'étude signée JJDallemand
Et si chaque poète était après tout un oracle? et visionnaire bien davantage, une sorte de héros de la pensée, à l'égal d'un fou, un interprète de nos rêves, un fou, oui, mais un fou capable de réconcilier l'homme avec lui-même, à la seule condition, toutefois, s'il en est capable, de mettre son coeur à nu.
Charles Baudelaire est un porte-parole du spleen, un messager des hommes méconnus, un messager des trésors de l'âme issus du mal de vivre et de l'enfance perdue et des grandes passions dont on ne guérit jamais. Son art de vivre pour le rêve, son engagement au sein de l'univers invisible d'où l'on puise le savoir, sa religion au service du Beau, son amour de la connaissance nous le rend familier par ce qu'il dit un monde infernal, bien que non encore soumis au règne impitoyable de l'ardoise magique (1).
Son enfer, base de l'esthétique Baudelairienne est aussi le nôtre, son imaginaire du mal inévitable, ses passions contagieuses pourtant ne se nourissent que dans l'observation d'un réel en permanence détourné de son sens...une banale chevelure ou quelques palmiers, une démarche probablement sensuelle, bref, du réel, du réel tout de même propice à percevoir comme l'on entendrait, tel un spectateur, une simple anecdote racontée au coin d'un boulevard, sans que l'on y soit particulièrement attentif.
Entre deux façades d'immeubles, entre une plage mauricienne et un rideau de verdure exotique, la brutale gravité d'un quelconque lieu transporte Charles vers son long voyage duquel il entrevoit la future décomposition de ces espaces livrés à eux-mêmes, et cette association de l'anecdote, du lieu, des espaces privés d'originalité, soudain, le prennent au coeur.
La brutale dictature du Temps qu'il fait en son coeur provoque aux tréfonds de son âme maladive la hantise de la déchéance. Alors, déjà, les façades lépreuses des immeubles sur les boulevards parisiens s'effondrent, tandis qu'au pied d'une mansarde Nerval poète met un terme à sa pénible existence, (2) déjà, plus tôt, mais plus loin que ce Paris enfumé, les palmiers s'étaient enflammés et la belle chevelure tant désirée n'est plus que modeste ivresse d'un minuscule souvenir, mais en revanche, jamais l'art poétique n'abolira l'inexorable mouvement du Temps.
Les poètes sont le peuple le plus singulier de la terre parce que leur imaginaire est une sorte de mur des lamentations, un mur qui suinte jour et nuit de pathétiques appels à l'effort d'élucider des pensées jaillissantes, et s'il suffisait de recevoir les pensées pour que les choses se réalisent telles que les poètes l'envisagent, ils ne vivraient jamais dans le malentendu, base de leur souffrance, alors, ce mur infranchissable qui chaque instant de l'existence misérable s'épaissit sans relâche condamne l'innocent au labeur incessant.
Traduire en mots la souffrance d'être enchaîné au pied du mur, traduire en français, en phrases musicales, l'impérieuse nécessité de concevoir son propre et invisible univers suppose qu'un sourde lutte intérieure se livre combat sans que pour autant un texte vainqueur n'aboutisse.
Ce n'est pas seulement le Temps vécu par le passant vaquant à ses occupations, c'est un Temps de poète mêlant à la fois ce qui exige d'être composé mais qui porte sa propre contradiction, une chose et son contraire confondus dans un même jet diabolique sortant du mur. Les mots, à peine éclos, portent leur charge cruelle de décomposition et aussitôt font place nette à leurs petits frères avides d'exister dans ce grand maelstrom d'éternel retour.
Hélas, l'avidité, dans l'imaginaire, n'a point de synonyme. La chaîne de l'avidité enfante sans retenue ni barrières, ni honte, ni culpabilité d'aucune sorte. L'avidité de la création n'a même pas l'intelligence de chaque petite fleur au milieu d'un champ, elle ne soucie pas d'engendrer dans un ordre, car la logique serait sans doute un élément trop facile que le grand architecte de l'univers baptiserait ciment de ses murs. Or, que ce soit pour le Pont du Gard ou pour la poésie, la recette du ciment n'est pas à la portée du premier homme bien intentionné.
Mais au fait? Qui distribue les intentions? quel est le concepteur expédiant au misérable et philosophe rimeur l'impérieuse obligation de traduire son mal de vivre? Où est-il celui-ci? N'a t-il , par hasard, rien de mieux à faire qu'à désorganiser les consciences endormies par le progrès civilisateur et les ardoises magiques? Où se cache ce grand ordonnateur fabricant d'esprits forts? Où est donc l'usine? en quel espace? Peut-être Boulevard de l'angoisse ? là-haut, tout là-haut? dans un là-haut diabolique probablement....
Le Temps du poète est aussi un mystère et comme tout mystère (3) n'existe que par rapport à l'idée que l'on s'en fait. Tiraillé entre le regret de la joie de l'enfance perdue et la création poétique de l'adulte -qu'il tente d'être parfois- création indispensable au quotidien, dans sa prison "machine à rêves", Charles Baudelaire sème les fleurs du mal qu'aujourd'hui nous récoltons.
(1) L'ordinateur
(2) Nerval pendu
(3) Voir "Eloge du pays Vesunien) de JJDallemand
FIN DU PROLOGUE/CONFERENCE...
Avant d'être le Baudelaire que nous connaissons si mal, il y a Charles, l'enfant Charles, Charles le maudit, puis enfin Baudelaire, le philosophe du pessimisme, le tragédien, (le Tragos-Oïdos/Bouc émissaire), puis le bourreau de lui-même (L'Héhautontimorouménos), rôle dans lequel sa douleur permanente (sa chienne) s'incarnera jusqu'à son dernier jour sur cette terre, lui qui fut tout au long le veuf inconsolable d'une existence en parenthèse.
Sa douleur permanente étant le produit de la discipline qu'il s'inflige, martyrisant sans cesse sa conscience, et sa vie, dira plus tard René Laforgue (cf. L'Echec de Baudelaire), n'est que l'histoire de cet échec. Ne partageant pas l'analyse de René Laforgue, je dirais plutôt qu'il ne s'agit pas d'un échec parce que Baudelaire, loin des niaiseries du promeneur solitaire, ne cherche absolument pas le bonheur au sens où nous l'entendons, c'est-à-dire que la question "suis -je heureux"; il ne se la pose jamais, Ô grand jamais, tenant cette notion du bonheur rousseauisste pour quantité négligeable, pour ne pas dire en grand mépris. Une notion trop liée à la satisfaction des désirs de nature technologique (les trains, la mécanisation à l'américaine.)..etc....Il ne fera qu'une seule concession : son propre portrait par le grand Nadar, afin que son regard subsiste à travers les siècles. Le progrès, avoue t-il, n'est fait que pour se révolter, le progrès civilisateur, c'est l'antithèse de la révolte, donc mauvaise perspective pour l'homme, aucun lyrisme dans la machine !
La cosmogonie de Baudelaire se passe des instruments de son temps. Son système explicatif de l'univers est basé sur les sujets, femme, douleur, déchéance, le Temps, la mort, l'ivresse et l'ennui perpétuel (le fameux spleen)....
Baudelaire ne voit que les plaies de l'existence, les siennes, celles des autres surajoutées aux blessures de l'enfant maudit. Baudelaire est un bibliothécaire des âmes, un parangon de la souffrance, et les Fleurs du mal seront pour l'éternité l'inventaire de la douleur, divinisant ainsi la parole poétique.
Son art poétique procède de la confrontation entre la pratique philosophique et l'attirance pour la tragédie parce que la vie en elle-même, et à plus forte raison la vie "en-soi" est une tragédie, par nature une punition dans laquelle l'homme pensant est condamné au titre de témoin à contempler autour de lui, dès sa naissance la déchéance promise. Entre la naissance et la mort, Baudelaire restera captif de ses magnifiques passions dévorantes.......
A suivre, sur les thèmes du Temps (Moesta et Errabunda, L'Ennemi, L'Horloge) et de la hantise de la déchéance...(Une charogne, Remords posthumes, Le mort joyeux, le Voyage à Cythère).
Moesta et Errabunda
Dis-moi, ton coeur parfois s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité?
Dis-moi, ton coeur parfois s'envole-t-il Agathe?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs!
Emporte-moi, wagon! enlève-moi, frégate!
Loin! loin! ici la boue est faite de nos pleurs!
-Est-il vrai que parfois le triste coeur d'Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs.
Emporte-moi wagon, wagon, enlève-moi frégate?
Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé,
Où dans la volupté pure le coeur se noie!
Comme vous êtes loin, paradis parfumé!
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets
-Mais le vert paradis des amours enfantines,
L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs?
Charles BAUDELAIRE
La question du génie est posée par l'état de mélancolie.
Depuis Aristote et son fameux ouvrage : "L'homme de génie et la mélancolie", affirmant, non sans évidence, que la poésie est plus philosophique que l'histoire, et que l'essence de la poésie est de bien métaphoriser, et que, bien métaphoriser, c'est contempler le semblable, dévoiler les rapports, enfin, révéler l'être. Alfred Dürer pris le relais en concevant "Mélancholia", puis Arthur Shopenhauer, "Du génie", et Goethe, y trouvant la plus belle partie de son existence, puis Diderot lui-même, en un fameux article au sein de l'Encyclopédie, jusqu'à Nietzsche consacrant au sujet de monumentaux et édifiants chapitres.
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Point de génie sans mélancolie ; la mélancolie, dans l'histoire de la pensée, première marche d'accès vers le génie est désignée sous le terme "taedium" au 1er siècle, puis "acedia" aux alentours du III° siècle, "mélancholia" par Dürer et enfin "spleen" par Charles Baudelaire; la mélancolie est une peste intérieure, un obstacle inventé pour être vaincu..
..elle est à la fois terrestre, humaine -trop humaine- voire céleste, pour le poète ,elle est la tour du silence. Elle est à la fois le commencement du passé, le présent douloureux devant accoucher et triompher du vide et le retour à toute chose créative vers son point de départ; Pour le créateur, elle est un état de réussite, pour le psychiatre égaré en religion freudienne, elle est purement la manifestation d'une névrose d'échec social !
Tous les poètes sont peut-être névrosés, je ne dis pas le contraire, mais tous les névrosés sont loin d'être poètes...Alors, heureux le névrosé qui n'est rien de plus qu'un poète, apte à réaliser dans son âge mûr ses rêves d'adolescent tourmenté. Freudisme et création poétique ne peuvent en aucun cas faire bon ménage, le freudisme, cette fausse joie n'est au fond qu'une simple croyance tandis que la création poétique, nuance, se contente d'être un simple savoir parce que l'imagination lui donne tout son mérite.
La mélancolie est la clé du génie, le reste va de soi.
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L'homme poète est par essence un être sous tension permanente qui parfois entre en contact avec l'existence, ne serait-ce qu'avec sa propre existence, et de cette expérience paradoxale naît inévitablement une oeuvre surgie des profondeurs et du recueillement.
Les souvenirs merveilleux, les colorations magiques, les déformations oniriques font écho à la distance intérieure de l'homme dont l'esprit poétique n'est pas encore déployé, puis en procession viendront pétrifier le cours du temps perdu afin de constituer le départ inéluctable, et surréaliste de la grande aventure vers l'écriture.
Ainsi la vie, fascinée par ces matériaux de l'espace mental finit parfois par repousser les limites de la lucidité afin de libérer la tension et le désir poétique de l'homme.
On entre en poésie comme en entre au couvent de La Trappe....
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Parmi les signes les plus caractéristiques mis en abyme ;
.Le décor urbain artificiel dominant, une sorte d'enfer urbain opposé au paradis sexuel supposé, la nature mal disposée à son égard.....les voluptés et les ivresses attendues...les douleurs.....
. Les personnages issus de la mythologie et du réel ; La mère idéalisée (géante), l'amante/maîtresse, le mort-vivant.
Symboles transcendants favoris utilisés couramment, fidèle à sa philosophie poétique de l'art pour l'art.
. L'enfer représentant la société de l'époque, le paradis pour l'espace érotique, la mort pour la surdité et la banalisation de l'esprit de ses contemporains, le mort pour le messager du verbe, les monstres pour les passions dévorantes (sexe, alcool, drogues)....
Décors et personnages de son oeuvre propres à être transfigurés par Charles le claustré, dandy malchanceux,considéré comme parasite et subversif......parce que son pouvoir émotionnel esthétique, dû en grande part grâce à son éducation soignée, prélève au passage toutes les bonnes idées originales que les moralistes des années 184O/1860 tiennent soigneusement sous clé. Sans superlatifs aucun, il donne à son discours de la clarté dans cet univers de moralisme obscur et petit-bourgeois prudhommien Sa machine à rêves ne marche pas au rythme imposé par les Institutions, l'Eglise, l'Armée, l'Université, la Famille...
..Dans l'absurde, pas de poésie, uniquement de la terreur, les caprices ne sont pas tolérés, sauf si l'on s'en évade.....Baudelaire ne demande rien, pas plus de larmes au peuple qu'il ne demande de sujets de satisfaction aux Institutions.
Les Institutions, ces démons, règnent pour vaincre sur le public, eh bien lui aussi,justement,compose son oeuvre pour vaincre ses démons.
La passion d'écrire s'est faite homme.
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L'art de tout quitter pour bâtir son style, architecture de sa pensée. Quitter la famille, la carrière, la fortune familiale, les honneurs, et, comble du paradoxe, dés l'âge de vingt ans,se quitter soi-même, en métamorphose accélérée, jamais Ô grand jamais le génius Cupidon,ne sera au rendez-vous, et seul l'inavouable luciférien tiendra ses promesses sordides.
Le corps n'est pas là, alors,il s'endort et s'enfonce dans son rêve, implorant "daïmon" et son cortège de fantasmes tandis que seules les sylphes vérolées répondent à l'appel des sens. Les sylphes de la rue Saint-Denis n'ont que faire d'un misérable mendiant et poète mourant de faim...il le paiera de sa vie.
L'homme est démonique, il écrit, sa jouissance est écriture, la chair est affreuse, sa seule possession n'est que fournaise créative "Quisque suor patimur Manes" ; chacun subit ses Manes dit Virgile, lu dans le texte.Il est le criant messager du verbe inaccompli....Seule, derrière son épaule, la voix du maître Théophile Gautier, guide supérieur de l'esprit, donne encore ce qu'il supplie de recevoir du fond de son galetas.
Les dieux de la cité au mépris très arrogant ne répondront plus jamais."Tu ne seras désormais plus Charles" ...
Et il devint invisible aux yeux du monde.
La suite de l'Etude consacrée à Charles Baudelaire voir article complémentaire, sur une autre page.